GAVIN FRIDAY

Interview réalisée par Christophe Labussière

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English version of the interview

« Ecce Homo »

[BMG]

Sorti le 25 octobre 2024

En neuf années, de 1977 à 1986, Gavin Friday a avec Virgin Prunes bouleversé le monde du punk en posant les bases du post-punk, entremêlant, à l'instar de Throbbing Gristle musique, art, subversion, provocation, expérimentation, créant un univers unique, avec ce théâtre de l'onirisme qui s'aventure aux confins de la réalité, se perdant dans les méandres de la psychiatrie, s'ancrant dans l'Art brut et le tribal, concevant et construisant ses concerts comme des spectacles, s'inspirant de la nature comme de l'industriel, de l'organique comme de la matière. Les disques de Virgin Prunes gémissent, geignent, hurlent, mais offrent en même temps des chansons aux mélodies incroyables et surtout, éternelles. Neuf années qui ont posé les bases, l'alpha et l'oméga de la déviance artistique et de l'art dit "gothique". Les bases.

Gavin Friday a depuis enregistré quatre albums magnifiques sous son nom et a déambulé dans des univers ou se cotoîent le cabaret, la chanson française, la pop et la poésie, rendant hommage à Jacques Brel, Édith Piaf, Bertold Brecht, Oscar Wilde, Kurt Weill ou Erik Satie ou encore Sergueï Prokofiev pour "Pierre et le Loup", jusqu'à, en octobre dernier, la sortie du tout récent "Ecce Homo". Le disque signe son retour, treize ans après son album précédent. Un disque, son meilleur, incroyablement ancré dans son temps, offrant une myriade de mélodies et d'ambiances, d'une subtilité et d'une qualité inouïe.

Gavin Friday, ce jeune dandy dilettante et brillant se présente aujourd'hui comme un "motherfucker" ("putain d'enfoiré") qui adore toujours ce qu'il fait. Ça tombe bien, nous aussi. Quel plaisir et quelle fierté d'échanger aujourd'hui, pour la seconde fois, avec lui.

Photo par Barry McCall

J'ai eu la chance de te rencontrer en 1995 à Paris, dans un très bel hôtel place de la République, nous avons passé un long moment ensemble et fait de très belles photos avec notre photographe Stéphane Burlot. Je suis heureux de pouvoir de nouveau discuter avec toi aujourd'hui à l'occasion de la sortie de ton nouvel album, "Ecce Homo", mais avant d'en parler, j'aimerais que tu te présentes. Lorsque j'interview de jeunes groupes, je leur demande souvent de se présenter, afin de savoir de quelle façon ils se définissent eux-mêmes. Je vais te poser la même question : imagines que tu es avec quelqu'un qui ne te connait pas, comment te présenterais-tu afin qu'il sache qui tu es, quel est l'homme que tu es ?
Je dirais que je suis un putain d'enfoiré de 65 ans qui fait de la musique depuis la fin des années 70, et que, de Virgin Prunes à mon dernier album, "Ecce Homo", j'ai traversé de nombreuses terres sauvages et que je continue à adorer ça !

Photo par Stéphane Burlot

Nous te retrouvons donc aujourd'hui avec "Ecce Homo", sorti treize ans après "Catholic", paru en 2011. Comment "expliques-tu" ce retour ? Est-ce un désir récent de recommencer à composer et interpréter de nouvelles choses ? Dans ce cas, quand as-tu réellement commencé à écrire à nouveau ? Ou bien ces treize années ont été un long travail continu ?
Je ne suis jamais vraiment resté dans les sentiers battus. Je suis un artiste très singulier et je suis ce que mon instinct ou mon intuition me dictent. J’écris et j’enregistre constamment. Après la tournée de "Catholic", je me suis aventuré dans de nombreux projets différents, pour la plupart underground. J’ai travaillé sur des bandes originales de films, des performances sur mesure –certaines avec la troupe du regretté Hal Willner, d’autres avec l’Ensemble Gavin Bryars et la Shakespeare Company. J’ai également participé à des événements autour des œuvres de Bertolt Brecht et passé une année à travailler sur "The Casement Sonata", une installation sonore sur la vie de Sir Roger Casement, en 2016. J’ai aussi réalisé et enregistré un album avec Atonalist, ainsi que l’animation "Peter and the Wolf". "Ecce Homo" a été écrit par intermittence, entre 2016 et 2023, et sa sortie a été retardée par la pandémie de Covid. J’espère que cela te donne un aperçu de ce que j'ai fait ces treize dernières années !

Ça fait beaucoup de choses oui ! Mais pendant ces treize années, je n’ai pourtant trouvé que deux occasions d’entendre ta voix : effectivement en 2017 avec deux artistes français, Arnaud Fournier et Renaud Pion, sur leur projet Atonalist, pour un très beau morceau, puis en 2019 avec Annie Hogan pour la chanson "Angels of Romance". Ai-je raté quelque chose d'autre ? Ou alors tu manquais de motivation pour te remettre en selle sous ton propre nom ?
Non, je n’ai jamais manqué de motivation… Comme je viens de le dire, il y a eu beaucoup de travail ! Mais j’ai aussi pris du temps pour m’occuper de ma mère mourante. Ce furent treize années bien remplies. Le projet Atonalist a été effectivement réalisé avec mon partenaire musical de longue date, Renaud Pion, qui joue également sur "Ecce Homo" et m’accompagnera en tournée.

Photo par Barry McCall
« Je vois tout mon travail un peu comme mes enfants : je n’ai pas de véritables favoris, je les aime tous à leur manière ! »

Tu as sorti quatre albums solo avant "Ecce Homo". Lequel te semble le plus "accompli" ? Lequel choisirais-tu pour présenter ton travail à quelqu'un qui ne les aurait jamais écoutés ?
Je ne peux pas répondre à ça, car chaque album est tellement différent et significatif à sa manière. Je suis encore trop proche d’"Ecce Homo" pour être réellement objectif. Je vois tout mon travail un peu comme mes enfants : je n’ai pas de véritables favoris, je les aime tous à leur manière !

Lorsque que j'ai écouté "Ecce Homo" la première fois, j’ai instantanément adoré le single, puis j’ai ensuite évidemment découvert l'album entier. Je l’aime vraiment. Il commence de manière splendide avec "LoveSubZero", et les premières secondes et son orchestration m’ont rappelé quelque chose comme "Pierre et le Loup", peut-être, avec cette agréable voix féminine, ce rythme électronique qui s’installe de manière inattendue, ces sons subtils en arrière-plan qui arrivent à mi-parcours de la chanson, aussi inattendus, et enfin cette voix. Ta voix. Il y a un équilibre, presque un déséquilibre, la tension monte dès le premier morceau —c’est parfait. Je sens que cet album est vraiment en phase avec son époque ; je perçois une sorte d'"esprit" en lui. Le single "Ecce Homo" éclate ensuite avec un impact incroyable. Le son de l'album est, pour la plupart, plus entraînant que ce que tu as fait sur tes disques précédents ; tu oses même quelques "Wooo!" sur "The Church of Love", et il y a un réel virage vers un son plus dansant et moins dans l’ambiance "Jacques Brel", à qui tu as rendu un bel hommage dans le passé ! Sur "When the World Was Young", de nouveaux sons électroniques t’accompagnent tout au long du morceau, ce qui est splendide. Plus tard, avec "Best Boys in Dublin" et "Lamento", on sent que tu veux encore rappeler aux gens que tu es un raconteur d’histoires, que pour toi, l’écriture de chansons est aussi de la poésie. Peux-tu nous présenter "Ecce Homo" toi-même ? L’équilibre entre ta voix, ces sons, et ces ambiances presque "dansantes" (on a envie de danser à plusieurs reprises !), cette voix féminine… Quels sont les principes directeurs de cet équilibre ?
Il y a une dimension dansante très perceptible dans les sons électroniques de l’album. Une grande partie vient du choix de travailler avec Dave Ball de Soft Cell. Après les sessions électroniques originales, j’ai ajouté des instruments plus organiques et classiques comme des clarinettes basses, un violoncelle et des cordes. Je vois certaines des chansons plus lentes, celles que tu mentionnes, comme "Lamento" ou "When the World Was Young", presque comme des chansons de type "chanson française", mais dans une version science-fiction. Jacques Brel reste très présent dans mon cœur, c’est toujours une référence importante. Le fait d'intégrer des voix féminines dans ma musique est quelque chose que j’ai toujours voulu explorer, mais cela dit, beaucoup des voix en falsetto ne sont pas féminines, ce sont les miennes ! Musicalement, l’album embrasse à la fois la rage, "Ecce Homo", et la joie, "Church of Love").

Photo par Barry McCall
« Je vois et j’entends beaucoup de choses de ces quarante dernières années sur cet album, y compris l'influence des Virgin Prunes… »

Comment positionnes-tu ce nouvel album par rapport à ta riche discographie, tant avec Virgin Prunes qu'avec tes disques solo précédents ? Est-ce une continuité de ce que tu as fait avant, ou plutôt quelque chose de nouveau ?
C'est simplement la suite de l'aventure musicale de Gavin Friday. Je vois et j’entends beaucoup de choses de ces quarante dernières années sur cet album, y compris l'influence des Virgin Prunes…
« Je ne demande rien à l’auditeur, sauf de m’accepter tel que je suis. »

Photo par Barry McCall

Pourquoi le titre "Ecce Homo" ? Tu souhaites, comme Nietzsche, être compris à travers cet album seul ? Être enfin compris ?
"Ecce Homo" signifie simplement "Voici l'Homme", inspiré par ce que Pilate a dit à Christ. Pour moi, c’est simple : je suis là, voici où j’en suis maintenant… je ne demande rien à l’auditeur, sauf de m’accepter tel que je suis.
« Nous étions si jeunes, et la spontanéité était au cœur de tout. »

De mon point de vue, Virgin Prunes est l'un des groupes les plus significatifs parmi ceux qui ont marqué durablement l’histoire de la musique (la nôtre !). Comme Einstürzende Neubauten, Throbbing Gristle, Kraftwerk, Nick Cave & the Bad Seeds, Depeche Mode ou The Cure. De la musique importante, des individus importants. Les choses ne se seraient pas déroulées de la même manière sans ces groupes. Je mentionne délibérément quelques groupes qui diffèrent dans leur approche et leur impact, et il y en a évidemment d’autres. Virgin Prunes en fait clairement partie. De ton point de vue, comment vois-tu l'impact du groupe à l'époque, et ce qu'il en reste pour les jeunes artistes ?
Les Virgin Prunes... Je suis tellement fier de ce que nous avons fait et je regarde avec beaucoup d’AMOUR ce que nous avons essayé d’accomplir. Nous étions si jeunes, et la spontanéité était au cœur de tout. Il y avait aussi le fait que nous n'en avions rien à foutre de ce que les autres pensaient. C’était un monde très différent à l’époque. Le plus fou, c’est que je vois tellement de choses que Virgin Prunes a faites et écrites qui sont d'une pertinence incroyable dans l’époque actuelle.

Es-tu conscient de l’importance que Virgin Prunes a eue pour les personnes qui vous écoutaient, pour ceux qui ont écrit de la musique après vous, mais aussi pour ceux qui "simplement" ont écouté et ressenti votre musique ?
Oui, j'en suis conscient. Et je te remercie pour tes mots si bienveillants. Nous étions vraiment Uniques.

L'année dernière, tu as supervisé une nouvelle réédition des albums de Virgin Prunes. Quel était l'objectif ?
Ils avaient déjà été effectivement réédités plusieurs fois, mais pas sur les plateformes de streaming, jusqu'à ce que nous fassions un accord avec BMG il y a quelques années. De plus, ils n’y avait pas eu de rééditions en vinyle. Je suis donc très heureux qu'elles soient enfin disponibles sur ce format. Et il y en aura encore d’autres dans les deux prochaines années.

"...If I Die, I Die" et "A New Form of Beauty" ont été réédités, mais pas "The Moon Looked Down and Laughed" (j'adore ce disque !). Pourquoi ?
"The Moon Looked Down and Laughed" sera réédité l'année prochaine, "Heresy" cette année. Une réédition par an, c'est le plan !

Concernant Virgin Prunes, quel est selon toi ce que vous avez fait de plus "accompli" ? Quel album ou quelle chanson choisirais-tu pour initier quelqu’un qui ne vous a jamais écouté ? Je veux m’assurer que les jeunes lecteurs s’intéressent à toi !
Encore une fois, ils sont tous tellement différents et uniques à leur manière que je ne peux en choisir un seul… "...If I Die I Die" semble être un point de départ tangible pour les jeunes auditeurs non ?

Comment imagines-tu que "Ecce Homo" sera reçu ? Prévois-tu des concerts, des tournées ? Tu te sens déjà prêt à continuer, ou faudra-t-il attendre treize ans de plus ?
Je crois que jusqu’à présent, "Ecce Homo" a été très bien reçu. Et oui, je serai en tournée en mars/avril cette année, et plus tard à l’automne. Je sortirai aussi de nouvelles choses l'année prochaine. Fini les longues périodes d'absence ! Il y a tellement de choses musicales que je veux encore faire !

Je te remercie beaucoup Gavin pour le temps que tu m'as accordé !
Merci à toi !

Photo par Barry McCall
PROCHAINS CONCERTS :

Dimanche 30 mars, Utrecht, Tivoli Vredenburg
Mardi 1er avril, Gent, De Vooruit
Dimanche 6 avril, Londres, Earth Theatre



POUR PROLONGER LE PLAISIR :

"Ecce Homo"



"Stations of the Cross"



"When the World was Young"



Gavin Friday et Atonalist "The Road to Perdition" (2017)




Gavin Friday et Annie Hogan "Angels Of Romance" (2019)