Twin Peaks: The Return

Article réalisé par Christophe Lorentz

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Sortie DVD & Blu-Ray le 28 mars 2018

Le 21 mai 2017 était diffusé le premier épisode de l’inespérée saison 3 de la plus mythique série télévisée que nous ayons connue : « Twin Peaks ». Près d'un an plus tard, passé la confusion ressentie à la première vision de ses 18 épisodes, cet OVNI télévisuel bénéficie d'une sortie en coffret DVD/Blu-Ray (avec un bon stock de bonus sur l’édition Blu-Ray) qui nous donne l'occasion de nous exprimer enfin à froid sur l’un des retours les plus controversés, mais surtout les plus passionnants, de l’histoire du cinéma et de la télévision confondus.
Fantastique mystique, abstraction et terreur pure : comment David Lynch a rebattu les codes de la série moderne
Les deux premières saisons de « Twin Peaks », diffusées en 1990 et 1991, ont clairement marqué un tournant dans l’histoire de la télévision : pour la première fois, un réalisateur-auteur visionnaire de cinéma, connu et reconnu, prenait en charge de A à Z la conception et parfois la réalisation d’une série mettant en place un univers esthétique et thématique riche, intense, et totalement inédit dans sa conception. Rien de tel n'avait jamais était diffusé sur un petit écran, ni peut-être même au cinéma. Reprenant à la fois les codes de la série policière où tout le monde est un coupable potentiel (« Mais qui a tué Laura Palmer ? ») et du soap-opéra à la « Dallas » où tout le monde couche avec tout le monde, manipule, manigance et cache des secrets, David Lynch injecte dans sa série une bonne dose de fantastique mystique, d’abstraction et de terreur pure, le tout associé à son style très personnel et totalement décalé. Ses obsessions visuelles très particulières devenues depuis sa marque de fabrique, son rythme lent, pour ne pas dire totalement statique sur certaines séquences, son humour absurde et ses idées déconcertantes… Complètement à part et totalement en avance sur son temps (arrivé même bien avant « The X-Files »), « Twin Peaks » a certainement influencé –dans sa liberté de ton et sa folie, tout comme dans son atmosphère inquiétante et son intrigue à tiroirs– une majorité de séries qui nous régalent aujourd’hui, de « Broadchurch » à « Dark », en passant par « Wayward Pines » (dont Jennifer « fille de » Lynch a d’ailleurs réalisé quelques épisodes), « Riverdale », « The Leftovers » ou encore « The OA »…
« I’ll see you in 25 years » (Laura Palmer, saison 2, épisode 29)
  

Vingt-cinq ans après le choc initial, voilà donc que déboule cette saison 3 que l’on n'avait jamais osé imaginer voir un jour. La deuxième saison s’achevait en effet sur un « cliffhanger » ayant traumatisé une génération de téléphages (est-il besoin de le rappeler à ceux qui l’ont vue ? Bon, allez) : l’esprit maléfique Bob, entité qui avait poussé le père de Laura Palmer à tuer sa propre fille, avait désormais pris possession de l’agent Dale Cooper –pourtant incarnation du Bien et de la Justice ! Cut ! À l’annonce de la mise en chantier de cette suite, tout était à craindre et tout était à espérer. Le résultat est à la fois enthousiasmant et frustrant : arrivant là où on ne l’attendait pas, Lynch déjoue quasiment toutes les attentes, tout en parvenant à combler ses fans… mais peut-être seulement eux !
Un univers désormais très étendu
  


Tout d’abord, Lynch ne se contente pas de recycler le petit monde de « Twin Peaks » et ses codes, mais élargit considérablement son univers, multipliant les lieux d’action (Las Vegas, Dakota du Sud, Montana, New York, Odessa, Philadelphie), les personnages nouveaux et les intrigues parallèles, finissant (tardivement, certes) par retomber (plus ou moins) sur ses pieds ! La petite bourgade de Twin Peaks n’est en effet plus ici le lieu unique de l’action, mais une sorte de catalyseur, un point de départ et de retour, un œil du cyclone autour duquel gravitent des histoires géographiquement éloignées –mais qui finissent toutes par converger au même endroit. La plupart des personnages et comédiens d’origine sont bien présents, et même si leurs apparitions sont parfois réduites à quelques courtes scènes, le plaisir de les retrouver n’en est pas moins grand… bien que leurs réapparitions ne servent souvent en rien l’histoire. Ainsi, les quelques scènes avec Audrey Horne (personnage pourtant clef dans les deux saisons initiales) et son mari atteignent des sommets de vacuité et de répétitivité agaçante… Mais on peut se dire que Lynch, toujours fidèle à son extrémisme artistique et à son amour de la déconstruction, du minimalisme et de la dissonance, s’amuse ici à pousser le public dans ses derniers retranchements, en lui rendant franchement antipathique un personnage qui était à la base l’un des plus charismatiques de « Twin Peaks », jouant avec les nerfs et la patience du spectateur jusqu’à atteindre un point de rupture. Un système qui prédomine largement dans la série, et qui nous rappelle également les principes de la musique industrielle –dont Lynch est friand.
Vieillesse, maladie, mort : bienvenue à Twin Peaks 2017 !
 
Les deux premières saisons parlaient beaucoup de la jeunesse : les enquêteurs étaient dans la force de l’âge et les amis de Laura Palmer des teenagers. La saison 3 parle de la vieillesse : les personnages principaux sont âgés, malades (le shérif Truman est absent, car visiblement atteint d’un cancer) ou handicapés, et la mort est très présente –à tous les niveaux. À commencer par Catherine E. Coulson, l’interprète de Margaret Lanterman, qui est réellement décédée durant le tournage –ce qui rend l’épisode où son personnage de « la dame à la bûche » meurt d’autant plus réaliste et émouvant. Et ce n’est pas la seule disparition réelle : Miguel Ferrer, qui joue un rôle central dans toute la série (celui du légiste du FBI Albert Rosenfeld, jamais avare de sarcasmes) et est particulièrement présent dans cette saison, a tourné toutes ses scènes avant de succomber le 19 janvier 2017 à un cancer de la gorge  ; Harry Dean Stanton (qui joue le gardien du parc de caravanes) est lui décédé peu de temps après la diffusion ; David Bowie, qui devait apparaître dans la saison (son personnage de Philip Jeffries est très souvent cité) a disparu au moment du tournage -ce qui donne là aussi une aura particulière à ses apparitions en flashback tirées du film « Twin Peaks - Fire Walk With Me » ; idem pour Don S. Davis, alias le Major Garland Briggs, largement cité dans les nouveaux épisodes, mais décédé en 2008. Sans oublier l’hommage à Jack Nance, un des acteurs fétiches du réalisateur depuis « Eraserhead », qui jouait Pete Martell dans les deux premières saisons…
Et tous ces personnages âgés, vieillissants, diminués, un peu pathétiques, ont tous des problèmes avec la jeunesse – dans la plupart des cas, leurs propres enfants ! Le fils d'Andy et Lucie et celui d’Audrey (on ignore qui est le père) sont des délinquants notoires –voire carrément un danger public dans le cas du petit-fils Horne ; quant à la fille de Shelly et Bobby, c’est une junkie paumée qui escroque ses parents pour entretenir son petit ami, drogué et délinquant ! On peut supposer que Lynch affronte ici ses propres démons : après le bébé braillard de « Eraserhead », qui symbolisait sa propre fille née alors qu’il n’était qu’un étudiant, l’auteur évoque ici sans doute ses angoisses de père (il a en tout 4 enfants) et d’homme vieillissant (72 ans). Il ne s’en réserve pas moins le beau rôle, en développant son personnage de Gordon Cole, montré là comme un amateur de superbes jeunes femmes (dont sa nouvelle recrue Tamara Preston) et de bons vins !
Un casting totalement Lynchien
  

En plus de convoquer la plupart des acteurs des saisons 1 et 2, Lynch rajoute ses (autres) actrices et acteurs fétiches, toutes et tous épatant(e)s dans des rôles majeurs : Laura Dern qui donne génialement corps (enfin !) à la mythique et mystérieuse Diane, Naomi Watts complètement craquante dans le rôle de l’épouse à poigne de Dougie Jones, la troublante Chrysta Bell - nouvelle muse de Lynch dont il a produit deux albums (dans un style proche de Julee Cruise) et qui s’avère très convaincante dans son rôle de la nouvelle agente du FBI Tamara Preston… Mentions spéciales aux toujours géniaux Tim Roth, James Belushi et Jennifer Jason Leigh dans des rôles secondaires, mais savoureux !
Fausses pistes, histoires parallèles, détails absurdes, délires cryptiques
 
Pas facile (voire impossible) de faire le « pitch » de « Twin Peaks - The Return » ! Une bonne partie de l’intrigue n’est que fausses pistes, histoires parallèles sans réelle importance, détails absurdes, voire délires cryptiques… Néanmoins, le point de départ (qui aboutit quand même en fin de série) reprend effectivement les choses 25 ans après la chute du dernier épisode de la saison 2 : Dale Cooper a disparu, mais est toujours en vie et totalement possédé par l’esprit du mal ! Tandis qu’il se livre aux pires exactions à travers le pays, sa version « gentille » reste dans un premier temps prisonnière de la Black Lodge, jusqu'à ce que l’esprit du « bon » Dale Cooper parvienne à s’échapper et à investir partiellement le corps d’un sosie : un agent d’assurance un peu pataud nommé Dougie Jones, dont il modifie totalement le comportement. Deux versions de Dale Cooper qui ne se croisent jamais. Pendant ce temps, de nouveaux meurtres mystérieux réveillent la curiosité du FBI : Gordon Cole, Albert Rosenfeld et la nouvelle venue Tamara Preston suivent alors plusieurs pistes visiblement liées à ce qui s’est passé 25 ans plus tôt à Twin Peaks, et affrontent plus intensément que jamais des forces mystiques complexes…
Expérimentations, visions et obsessions : un long métrage de près de 18 heures
  

Niveau mise en scène et tonalité, si les deux premières saisons avaient trouvé un certain équilibre entre la bizarrerie typiquement Lynchienne et un style plus accessible (ce qui lui avait permis d’accrocher un public assez large - du moins sur sa première saison), cette troisième saison est souvent plus proche des expérimentations les plus extrêmes de Lynch, du type « Erasehead » et « Inland Empire » ! C’est un Lynch en roue libre, plus que jamais fidèle à ses obsessions et des partis pris esthétiques jusqu’au-boutistes, affranchi des règles de progression dramatique ou de lisibilité. Pourtant, les épisodes les plus abscons (le 3 et le 8 notamment) restent les plus mémorables, et de nouvelles visions à la fois cauchemardesques et sublimes hantent à intervalles réguliers les épisodes – rajoutant de nouvelles images fortes qui resteront certainement gravées à jamais dans son œuvre.

Car si Lynch n’avait mis en scène que 6 des 29 épisodes composant les deux premières saisons (ce qui provoquait quand même une certaine irrégularité dans l’intérêt et la qualité des épisodes) – c’est en revanche lui qui cette fois-ci a réalisé chacun des 18 épisodes, en plus d’en avoir coécrit tous les scénarii (avec l’indéfectible Mark Frost), d’en être le sound designer unique et de participer au montage. De fait, et de l’aveu de son auteur même, cette saison signe vraiment le grand retour de David Lynch au format « film », onze ans après « Inland Empire », plus qu'une série : une oeuvre à considérer comme un long-métrage de près de 18 heures.

Depuis dix ans, l’artiste s’était plutôt concentré sur des mini-séries en ligne, sur la musique, les clips, les pubs, la peinture, la photographie, etc. De nombreuses rumeurs prétendaient d’ailleurs qu’il ne reviendrait plus vers le grand écran, et lui-même répétait qu’il n’avait plus l’inspiration pour réaliser un nouveau long-métrage cinéma… On peut donc saluer « Twin Peaks Saison 3 » comme une nouvelle œuvre filmique aussi providentielle que passionnante.
Une fois de plus, David Lynch est en avance sur son temps dans le domaine (pourtant embouteillé) de la série télévisée : alors que l’on ne cesse de louer l’audace, la créativité, l’intensité et la sophistication des séries ces 10 dernières années, il enfonce tout en allant encore plus loin en termes de folie, de complexité, de subversion, d’abstraction et de liberté de ton - mais aussi de lenteur du rythme et de traitement de l’image et du son ! Non seulement « Twin Peaks: The Return » est une première dans l'histoire des séries télé puisqu’elle a été lancée vingt-six ans après la fin de la deuxième saison, mais elle est aussi la seule (à notre connaissance en tout cas) à présenter aujourd’hui d’aussi longues séquences expérimentales en noir & blanc (et quel noir & blanc !), des plans aussi statiques et hypnotisants, des passages avec aussi peu de dialogues, un tel jeu sur l’ombre et la lumière, une construction narrative aussi déstabilisante, et des effets sonores et visuels aussi radicaux.

De plus, à l’heure où les séries utilisent des musiques de plus en plus pointues – parfois en contrepoint ou sous forme de citations (les morceaux de Nine Inch Nails ou Depeche Mode joués au piano dans le saloon de « Westworld », les reprises décalées de « The Leftovers », dont les Pixies, les morceaux des années 80 foisonnant dans la B.O. de « Stranger Things »…), Lynch prend le parti de ne pas se priver et offre carrément aux artistes musicaux qu’il affectionne (Nine Inch Nails, Au Revoir Simone, Chromatics, etc.) des performances filmées sur la scène du Bang Bang Bar – lors de séquences musicales totalement gratuites, généralement situées à la fin de chaque épisode, superbement filmées et qui ne servent à rien au récit si ce n’est à mettre en valeur les chansons (toutes raccord avec l’ambiance de la série, ceci dit) !
Do you want Total Art?
  

Avec cette nouvelle série, Lynch investit donc un nouvel espace d’expérimentation et de liberté, encore plus vaste et riche que les saisons d’origine. En même temps, cette saison 3 fourmille de détails et de références qui renvoient aux saisons précédentes, mais également au film « Fire Walk With Me » – tissant des liens complexes et sur plusieurs niveaux entre toutes ces réalisations, pour créer au final une véritable œuvre globale où tout est inextricablement lié de façon étrangement cohérente, malgré l’absurdité apparente. Rappelons que la série et le film ont également fait l’objet de nombreux livres, produits dérivés et expositions… On est vraiment dans ce que l'on peut qualifier d’« art total » !

On peut finalement dire que la série dépasse toutes nos espérances… tout en frustrant en même temps plus de deux décennies d’attente ! En effet, les nostalgiques des premières saisons seront certainement déconcertés et pourront être irrités au plus haut point, tandis que les fans purs et durs de Lynch ne devraient avoir qu’une seule idée en tête au terme de ces 18 épisodes : reprendre la saison du début, encore et encore, pour (peut-être) en percer certains mystères et en savourer les incroyables richesses. Ce qui est donc désormais possible grâce à l’édition Blu-Ray / DVD, qui contient en bonus de nombreux documentaires et making-of. À noter le bonus présent uniquement sur l’Édition Prestige Blu-Ray de la Fnac : « 10 films pour un voyage de 4h50 dans les coulisses de Twin Peaks » !