SYLVGHEIST MAELSTROM

Interview réalisée par Bertrand Hamonou

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English version of the interview

« Gandrange »

[Hands Productions]

Sortie le 22 avril 2022

C'est par une fin d'après midi trop chaude que nous avons rendez-vous avec Julien aka Sylmalm pour parler de son cinquième album, "Gandrange", et en profiter pour en apprendre un peu plus sur ce projet d’electronica industrielle si particulier et si mystérieux qu’est Sylvgheist Maëlström. Au fur et à mesure que l’heure du rendez-vous approche, le vent se lève et se fait franchement menaçant, les bourrasques malmèneront l'auvent de la terrasse à laquelle nous sommes installés. Rétrospectivement, il ne pouvait en être autrement, au vu de ce que nous a confié ce musicien Parisien durant l’entretien.

Tu nous fais toujours voyager dans des lieux peu communs sur chacun de tes albums : après Pripyat en Ukraine puis Norillag en Sibérie, cette fois tu nous emmènes à Gandrange, en France. Pourquoi cette destination ?
Gandrange est un site sidérurgique racheté par Mittal à Arcelor en 1999 en promettant monts et merveilles à l’époque, et notamment de conserver tous les emplois. Ils ont en fait commencé à démanteler tout l’outil industriel pour finalement se concentrer sur d’autres sites dans l’unique but de faire un maximum de profit, tout en laissant sur le carreau beaucoup d’employés. Il y a une autre raison pour laquelle j’ai choisi Gandrange : c’est parce que les présidents Sarkozy et Hollande, qui sont venus visiter le site, promettant eux aussi monts et merveilles, n’ont au final sauvé aucun poste. Et au bout du compte, le site a fermé.

Et qu’est-ce qui t’avait fait choisir "Norillag" comme titre de ton précédent disque ?
Norillag, c’est la condensation de Norilsk, le site industriel en Sibérie, avec goulag, ce qu’était à l’origine la destination vers laquelle la Russie envoyait tous ses dissidents, afin d’extraire essentiellement du nickel. À la suite du démantèlement de l’URSS, les oligarques russes ont transformé le goulag en entreprise et l'ont baptisé Norils Nickel. C’est le site le plus polluant au monde : en gros, cette ville pollue plus que toute la France entière. Il faut imaginer les conséquences pour l’environnement. On y envoie des gens avec un salaire à priori attractif, le double ou le triple d’un salaire à Moscou. Ils font ainsi miroiter un salaire attractif pour se permettre d'envoyer les gens au casse-pipe : c’est "marche ou crève", tu n’as pas le droit d’être malade, tu n’as pas le droit d’être vieux. Ce sera le moment où les gens repartiront de Norilsk lorsqu'ils seront sont malades ou trop vieux pour travailler.


En regardant le tracklisting de "Gandrange", j’ai immédiatement remarqué le morceau qui s’appelle "Dötstädning", et je me suis dit que ça aurait fait un excellent candidat comme titre d’album, notamment grâce à ses deux trémas qui rappellent ceux de Sylvgheist Maëlström. Tu nous expliques ce titre en suédois ?
Le dötstädning est effectivement un concept suédois, ce qui me fait réaliser qu’il y a des concepts très différents sur cet album autour d’une thématique globale... Le dötstädning c’est le nettoyage de fin de vie, c’est la mise au carré avant la mort de ceux qui n’ont pas envie de pourrir la vie de leurs descendants avec un surplus matériel et de choses inutiles. Le concept m’a plu, bien sûr, et il m’a surtout beaucoup fait penser à ces travailleurs qui ont subit ce dont je te parlais à l’instant, et qui ont compris au bout d’un moment qu’ils allaient devoir déménager et changer de vie. Il y a des gens qui ont commencé à se révolter pour faire en sorte de garder un peu d’outils industriels, mais ils ont échoué. Pour moi, le dötstädning c‘est une façon de regarder la vie pour mieux renaître en voyant la mort arriver, en essayant de revenir à des choses essentielles, à des concepts de base comme les liens familiaux, et faire en sorte de les remettre à plat et dans les rails, parce que souvent la vie nous amène à des brouilles au sein des familles.

Et Sylvgheist Maëlström, le nom que tu t’es choisi, c’est aussi du suédois ?
Non, c’est un nom que j’ai inventé, ce n’est pas du suédois, même si tu as raison, ça y ressemble. Sylvgheist ça vient de la sylve, comme le pin sylvestre, qui représente la nature. Gheist vient de poltergeist, le fantôme, et le maëlström est le nom français : un tourbillon marin qui emporte tout sur son passage. Pour moi, ce nom évoque un concept, celui de la nature qui reprend ses droits sur la civilisation. Cette idée m’est venue en 1999, lorsque je faisais mes études en Suède. Je commençais déjà à composer la musique électronique sur du hardware que j’avais emporté là-bas avec moi, et je me suis retrouvé à la travailler au milieu des bois. C’est à ce moment là je me suis dit que j’avais envie de définir quelque chose qui pourrait être la trame de ma musique. Et j’ai choisi cette thématique de la nature qui reprend ses droits sur la civilisation, et par extension, je parle non seulement des catastrophe naturelles, mais aussi des catastrophes industrielles qui ont des conséquences sur la nature. Ensuite, ces conséquences sur la nature reviennent prendre leur droit sur la civilisation : c’est un cercle vicieux.

Photo Bertrand Robion

Est-ce que pour tes albums qui sont assez conceptuels, tu as déjà l’idée en tête dès le départ, ou bien est-ce que l’idée te vient tout au long du processus de composition, comme pour "Gandrange" qui a duré quatre ans ?
Non, ça vient bien après. Je vis au quotidien des choses qui me procurent des sensations très personnelles, en l’occurence liées à mon travail pour "Gandrange". J’ai vécu plein de péripéties cette année, j’ai dû changer de travail et c’est ce qui explique le concept de l’album. D’une manière générale, je regarde ma propre histoire, et pour ne pas juste me regarder le nombril, je sélectionne un phénomène, un événement médiatique important que beaucoup de gens connaissent, afin d’essayer d’expliquer mon propre parcours. C’est un jeu de miroirs entre mon histoire personnelle et l’Histoire avec un grand H. Je fais ce genre d’aller-retour à chaque fois, pour chaque album.

Jusqu’à ton album précédent, "Norillag", sur toutes les pochettes, chaque titre était suivi d’un numéro qui était en vérité la date à laquelle tu avais commencé à travailler sur le morceau en question. Tu ne l’as pas fait cette fois-ci ?
Effectivement, j’ai simplifié les choses sur "Gandrange", d’une part parce que ce n’était pas très bien compris, et aussi parce que très souvent je retravaille tellement des anciens morceaux qu’ils finissent par devenir quelque chose de totalement différent de l’idée de départ ; ils en deviennent finalement un tout nouveau morceau qui n’a plus rien à voir avec l’ébauche que j’en avait faite trois ans auparavant, même si j’ai gardé un son ou un enchaînement qui me plait.

Puisque qu’on parle de tes sons, justement, sur ta bio on peut lire que tes sons sont "coupants". Je rajouterais qu’ils sont "bouillonnants" et "électrifiants". Certains de tes morceaux donnent l’impression de se désagréger sur la fin. Par exemple sur "Attrition", ça bouillonne, et j’imagine que c’est voulu ?
C’est complètement voulu, oui, et d’ailleurs puisque l’on parle d’"Attrition", c’est l’un des seuls titres pour lesquels j’avais le nom avant de le composer, parce qu’en général je le trouve après. Mais pour "Attrition", je l’avais déjà en tête car l’attrition, dans le contexte de Gandrange, c’est la démotivation au travail : celle de son propre travail ainsi que cette pression que l’on te fait subir pour te faire admettre qu’à un moment donné, il faut que tu quittes l’entreprise, et c’est souvent motivé par un plan social, ce que j’ai vécu personnellement. Pour tout te dire, j’ai failli appeler cet album "Attrition", mais comme j’aime bien donner un nom de lieu à mes albums, je lui ai préféré "Gandrange".

Comment fais-tu pour nommer les titres de tes morceaux lorsqu’ils sont terminés ?
La plupart du temps j’ai des images qui m’apparaissent, mais il m’arrive aussi d’organiser des séances d’écoutes avec des personnes de mon entourage à qui je donne un papier et un crayon, et je leur demande de noter toutes les idées qui leur viennent à l’esprit.

Comment se passe ton travail de composition ?
J’utilise toujours le même logiciel depuis des années : Reason. C’est mon outil de travail principal, et j’ai aussi des synthés pour rajouter des sons, mais ma banque de son et mon séquençage se font sur Reason. J’aurais bien du mal à changer aujourd’hui ; j’ai essayé à un moment donné, mais avec le temps, Reason est devenu comme le prolongement de mes mains. Ceci dit, j’utilise Ableton pour les concerts.
« Ce concept de grincements, de saturations, de couches superposées, il vient du death metal dans lequel tu retrouves ce mur de couches sonores. C’est ça mon background, et c’est ce que j’essaie de retranscrire avec la musique de Sylvgheist Maëlström. »
Ton son est reconnaissable entre mille. Comment l’as-tu forgé ?
Je vais te parler d’un moment spécifique en 2004, l’une des premières fois où je suis allé au Maschinenfest, ce grand festival allemand malheureusement disparu après sa dernière édition de 2018. Orphx jouait cette année-là, et même si je n’avais pas forcément prévu de les voir, il se trouve qu’ils ont remplacé un groupe que j’avais prévu de voir. Et à la première seconde, je me suis demandé ce que c’était que ça : j’ai adoré chaque minute de leur live, et je me suis dit que c’est vers là que je voulais aller, alors que mon idée première était de mélanger le death metal avec la musique électronique. Ca a dévié depuis, évidemment, mais ce concept de grincements, de saturations, de couches superposées, il vient du death metal dans lequel tu retrouves ce mur de couches sonores. C’est ça mon background, et c’est ce que j’essaie de retranscrire avec la musique de Sylvgheist Maëlström.


Je voudrais que l’on parle de tes pochettes. Je trouve que celle de "Norillag" est très réussie et unique et son genre : il y a trois photos de toi, l’une dans l’autre, et je la trouve très atypique pour la scène dans laquelle tu évolues.
C’est un ami graphiste avec lequel je travaille depuis le début, Mathieu Orioli, qui l’a réalisée. En général, avant "Norillag", je choisissais une image du photographe Bertrand Robion. Au départ, pour "Norillag", on partait dans un site industriel pour faire de l’exploration urbex comme on le faisait à chaque fois, et puis nous sommes revenus en arrière, et Mathieu m’a suggéré de me montrer. J’y ai réfléchi et on a dû essayer trente pochettes différentes avant de sélectionner la finale.

Et pour celle de "Gandrange" ?
Cette fois c’est à nouveau une photographie de Bertrand. Je cherchais une image qui pourrait évoquer un double concept : le travail, ainsi que les souffrances et l’exploitation au travail. Sur cette image on y voit des numéros qui évoquent les travailleurs, ainsi que les crochets sur lesquels ils doivent pointer. Sur la photo choisie, il n’y a plus qu’un seul anneau suspendu à son crochet, c’est celui de l’unique travailleur qui était présent ce jour-là, alors qu’auparavant, il y avait un anneau accroché a tous les numéros. Cela évoque bien entendu le démantèlement et la fin du site, ainsi que la perte des travailleurs. Quant au logo, il évoque le pochoir, et je le relie aux luttes ouvrières qui peignaient leurs slogans également au moyen de pochoirs, lesquels renvoient aussi aux manifestations.

Sur cet album dédié à Gandrange, il y a un morceau qui s’appelle "SARS-CoV-2" et je me suis demandé comment il s’était retrouvé là. Ce qui m’a tout de suite frappé dans ce titre, c’est la boucle drum’n’bass qui passe de temps à autre. C’est le virus qui contamine le morceau ?
Oui, c’est effectivement l’idée de cette boucle. J’ai composé ce morceau durant le premier confinement. J’étais en télétravail à ce moment-là, et je me suis dit qu’il fallait que je compose un morceau sur ce moment très particulier que nous vivions tous. J’en ai fait la vidéo pour l’accompagner en live tout de suite après, ce qui est une première pour moi. Avant même de le composer, je savais que le titre allait s’appeler comme ça, je savais très bien ce que j’allais montrer et donc le concept était établi. Et j’ai tenu absolument à lui donner le nom scientifique de la maladie.

Tu évoquais les concerts tout à l’heure, et je sais que tu as joué à Bruxelles et à Paris deux soirs en juillet. Est-ce que tu reçois beaucoup de demandes ?
Pas vraiment, c’était dû au hasard cet été. J’ai reçu deux propositions qui se sont enchainées deux soirs de suite, et c’est la première fois que ça m’arrive. Aujourd’hui, ce qui marche, c’est la techno berlinoise : le Berghain, la célèbre boîte de Berlin, s’est répandue sur l’Europe. Je te donne un exemple : la veille de mon concert du samedi 16 juillet au Petit Bain (soirée Dark’n’Stormy avec Mila Dietrich et Ghost Dance - ndlr), il y avait une soirée dans la même salle et c’était plein. Pour nous c’était tout à fait raisonnable le samedi, mais c’était quand même bien moins rempli. En ce moment, il y a des organisateurs parisiens qui ramènent, sans le dire officiellement, des artistes du milieu indus au milieu d’un line-up plutôt techno, pour faire passer l’air de rien une musique un peu différente mais cependant suffisamment proche. C’est une nouvelle façon d’aborder les soirées, c’est un nouveau concept : ils n’annoncent pas de line-up, et c’est la surprise lorsque tu t’y rends. Iszoloscope est venu jouer au printemps à Paris dans une de ces soirées, et il y avait mille personnes !

Tes concerts s’accompagnent de vidéos du début à la fin. Est-ce toi qui les réalises ?
Jusqu’en 2018 c’était mon frère qui s’en occupait, mais il a quitté le projet, ce qui fait qu’il m’a fallu m’y mettre sans avoir moi-même ce background-là, et aujourd’hui je me retrouve à m’en occuper en plus de la musique. Alors tu vas me demander : est-ce qu’il faut absolument passer des vidéos en live ? Je pense qu’en ce qui concerne la musique électronique, la réponse est oui, puisque tout se se passe derrière un laptop. Et même si j’essaie de bouger un peu sur scène, je ne peux pas dire que je saute partout non plus. Mes vidéos me permettent de raconter une histoire, je m’en sers aussi pour essayer d’expliquer un peu plus ce concept de nature reprenant ses droits sur la civilisation.