DARKSWOON

Interview réalisée par Bertrand Hamonou

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« Bloom Decay »

[Icy Cold Records]

Sortie le 14 septembre 2022

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Enthousiasmés par leur single "Eaten by Wolves" sorti un peu plus tôt cette année, nous avons voulu en savoir plus sur Darkswoon, le groupe de Jana Cushman, originaire de Portland en Orégon. Profitant de la sortie au milieu du mois de septembre du second album du groupe américain intitulé "Bloom Decay", nous avons contacté Jana pour qu'elle nous parle de son groupe, de ses chansons et de la production de ce disque sombre et intelligent, dont l'équilibre entre guitare et électronique nous semble parfait. Avec sincérité et conviction, Jana dissèque pour nous le contenu de "Bloom Decay", où comment faire émerger d'un monde si dévastateur une oeuvre d'une telle beauté et d'une telle bonté.

Darkswoon vient de sortir son deuxième album, "Bloom Decay", mais je ne suis pas sûr que nos lecteurs en France connaissent Darkswoon comme ils le devraient. Comment le groupe s’est-il formé ?
J’ai commencé Darkswoon toute seule dans ma chambre lorsque j'enregistrais des démos lo-fi en mariant à ma voix et ma guitare des rythmes électroniques et des samples . Le nom vient en fait d’un rêve que j’ai fait dans lequel je montais un groupe appelé Darkswoon : les rêves se réalisent parfois (rires) ! En 2014, j’ai commencé à jouer avec Christian Terrett, un de mes amis qui s'est occupé de toutes les parties que je ne savais pas jouer, comme les synthés et des beats. Nous avons utilisé Ableton pour déclencher les éléments électroniques, et nous possédions un vieux micro Korg. En 2017, ma partenaire, Rachel Ellis, a repris le rôle de Christian et nous nous sommes employées à développer une configuration électronique destinée au live. Du fait de son expérience du piano et de la batterie, elle s'est bien adaptée aux synthés et aux parties rythmiques. À peu près à la même époque, une amie de Rachel, Norah Lynn, a commencé à jouer de la basse avec nous ; son propre style d'écriture caractérise et complète vraiment notre son. Elle ne joue pas de la basse de manière traditionnelle et nous propose toujours quelque chose que je n’aurais pas pensé faire. Notre premier concert ensemble est aujourd'hui encore l’un de mes préférés : plusieurs choses ont mal tourné et à la fin, mon pédalier a mal fonctionné et a complètement écrasé le son de ma guitare, mais nous avons continué en nous amusant et en improvisant. La musique que j’écrivais seule s’est pleinement réalisée avec l'arrivée de Rachel et Norah.


J’ai découvert Darkswoon grâce au single "Eaten by Wolves" lors de sa sortie plus tôt cette année. C’est un titre très accrocheur, mais chaque fois que je l'écoute, il me donne des frissons. Le titre lui-même est un peu effrayant, et la phrase "My body is not mine" m'inquiète. Peux-tu nous parler de cette chanson ?
Merci, je suis tellement contente que tu apprécies ce titre. Il s'agit d’une des premières chansons que j’ai écrites pour cet album, et c’est une métaphore de ce que cela fait d’être une femme ou un genre minoritaire aux États-Unis, et de la façon dont les corps sont politisés par la plupart des hommes qui sont au pouvoir. Quand je dis "My body is not mine", c’est ce que je ressens, c'est à dire qu’on ne nous fait pas confiance dès lors qu'il s'agit de prendre des décisions concernant nos propres corps, et qu’ils sont la propriété de l’État. Les loups sont les pouvoirs en place : ceux qui légifèrent sur les corps humains de la manière qu’ils jugent la mieux appropriée, ce qui entraîne des conséquences dévastatrices pour les individus. La chanson est fortement inspirée par cette ironie tragique qu'est la confirmation que le juge Kavanaugh de la Cour Suprême, un homme accusé d’agression sexuelle, aurait suffisamment de pouvoir pour décider du sort de Roe C. Wade et l’avenir du droit à l’avortement, lequel a été récemment renversé.

Je trouve que "This is a Void" offre une ambiance à la Killing Joke, principalement à cause du son de la guitare. De quoi parle la chanson, de quel vide s'agit-il ?
Les paroles sont une sorte d’exercice de flux de conscience. D’une certaine manière, la chanson parle de beaucoup de choses à la fois. Mais le sens profond transparaît dans certains des thèmes les plus concrets : "There’s violence in the silence, the world is on fire, burn it down" évoque des systèmes qui ne nous servent plus, en particulier en ce qui concerne la justice sociale et l’environnement, et comment nous ferions mieux d'effacer notre ardoise et tout recommencer. Les systèmes sont un vide, leur absence est un vide, notre silence alors que nous devrions nous exprimer est un vide, un vide qui tourne au néant, mais il y a cependant beaucoup d’énergie dans cet espace négatif.

« Au début, je ne savais pas comment définir ma musique. C’est sombre et électronique mais aussi brumeux et shoegazy... alors je me suis dit qu'on pourrait la qualifier d'électrohaze. »
Photo Nico Nikolin

J’aime l’équilibre délicat entre l’électronique et la guitare dans chaque morceau de ce nouvel album. J’ai lu sur votre site web que l’électrohaze est le genre qui définit votre musique, et je pense que c’est assez juste. D’où vient ce terme ?
L’objectif initial de ce projet musical est venu de mon désir de combiner l’électronique avec la guitare, qui est mon instrument principal. J’ai toujours aimé la musique électronique, alors Darkswoon est devenu un espace me permettant d'explorer cela de manière créative. Au début, je ne savais pas comment définir ma musique. C’est sombre et électronique mais aussi brumeux et shoegazy... alors je me suis dit qu'on pourrait la qualifier d'électrohaze. Les genres sont subjectifs dans une certaine mesure, je crois, alors autant en inventer un quand tu ne trouvez pas celui qui convient à ta musique.

La production de l’album est fantastique, il y a beaucoup de détails sonores et comme je l’ai déjà dit, il y a toujours un équilibre délicat entre la guitare et l’électronique. Est-ce quelque chose que tu avais en tête depuis le début, en réunissant ces deux mondes dans tes chansons ?
Quand je compose, j’essaie de tout équilibrer de manière intentionnelle. Dans mes premiers travaux, j’avais tendance à remplir l’espace sonore avec tout ce que je trouvais. Je pense que j’étais plus attirée par le chaos à l’époque. Les moments de chaos sont géniaux, mais j’ai essayé de donner plus de place à la musique dans ce nouvel album. Jeremy Wilkins qui a co-produit ce disque avec moi, l'a mixé de manière à positionner les détails au premier plan, en valorisant tous les éléments : rien n’est enfoui dans le mix. Il a également affiné le rythme avec quelques programmations de batterie supplémentaires, il a apporté de nombreuses idées intéressantes à la production et au produit final. Nous avons pris notre temps, nous nous sommes employés à trouver le bon équilibre dans le mix pour chaque chanson.

Je crois savoir que Jeremy a également réalisé un remix assez génial de "Human Faults" par son projet We Are Parasols, un groupe basé à Portland aussi, et ils ont réalisé la vidéo pour le même morceau.
Oui, nous avons travaillé avec We Are Parasols sur plusieurs projets. Jeremy a donc coproduit et mixé "Bloom Decay", comme je te le disais tout à l'heure, et son épouse a fait le montage vocal. Il se peut que nous fassions une autre vidéo ensemble pour ce disque.

Quelle est la taille de la scène darkwave/dream pop à Portland ?
Il y a une scène florissante à Portland pour notre genre de musique, mais elle peut sembler petite dans le sens où elle est très unie. D'une manière générale, je pense que nous avons un environnement qui nous est très favorable grâce aux clubs qui accueillent les groupes de la scène dont nous faisons partie.

"Bloom Decay" est une collection de chansons indie pop/rock très personnelles et intelligentes du début à la fin. Sur quoi écris-tu ?
J’ai toujours tenu un journal et la plupart de mes chansons finissent invariablement par traiter d'un moment particulier de ma vie plutôt que d’un thème spécifique, bien que certains thèmes résonnent comme dans "Eaten By Wolves". Mon inspiration penche toujours vers le côté le plus émotionnel et plus sombre de l’expérience humaine, à travers mon propre regard. Je préfère garder un voile sur mon écriture plutôt que d’écrire littéralement. J’essaie généralement de trouver un équilibre qui permet au contenu d'être suffisamment vague pour permettre aux autres de donner leur propre sens aux mots, tout en le gardant assez personnel pour y préserver ma propre connexion.

"Bloom Decay" est un titre qui sonne comme un oxymore selon moi. Pourquoi avoir choisi celui-là ?
J’ai écrit cette chanson pendant les heures les plus sombres de la pandémie, avant l'arrivée du vaccin, quand les choses étaient effrayantes. Aux États-Unis et tout autour de moi à Portland, il y a eu des bouleversements et des soulèvements nécessaires, comme cet appel à combattre l’injustice raciale profondément enracinée ici. Et sur le plan personnel, je me suis brouillée avec un vieil ami. Tout comme un phénix renaissant de ses cendres, je me disais : "Qu'est ce qui va fleurir sur cette matière en décomposition ? Quelque chose de bien peut-il émerger de cette période ? Rien ne pousse si rien ne meurt". C’est devenu un thème récurrent tout au long de cet album, et cela m'a semblé un titre approprié.


J’aime la façon dont certaines chansons évoluent, comme par exemple "Twist The Knife", "White Moth", "Burn Collector", comme si elles mutaient en quelque chose de plus grand et de plus fort au fur et à mesure qu’elles avancent. Ont-elles été imaginées de cette façon, ou est-ce que cela s’est produit pendant l’étape de production ?
J’adore écrire une chanson qui grandit et se construit au fur et à mesure qu’elle avance dans le temps. Je commence rarement avec une structure standard couplet-refrain-couplet. Parfois, ce ne sont que des couplets qui évoluent jusqu’à un point culminant que l'on peut considérer comme le refrain. J’adore superposer encore et encore. Au moment du mixage, Jeremy a certainement contribué à accentuer ces mouvements d’arcs musicaux en revenant intentionnellement au chaos tout en le contrôlant quelque peu.

Ta voix et ton chant sont également assez impressionnants et assez uniques. Comment les as-tu développés, et quand as-tu réalisé que tu avais une voix unique ?
Merci beaucoup ! Je suis toujours étonnée quand les gens apprécient ma voix. Pendant de nombreuses années, je ne me suis pas considérée tant comme une chanteuse que comme une guitariste. J’ai tendance à vouloir enterrer ma voix et j’ai le syndrome de l’imposteur dès lors qu'il s'agit de me voir comme une chanteuse, ce qui est drôle parce que je chante depuis que je sais parler. Toute ma famille chante et ma mère m’a particulièrement encouragée à chanter dès mon plus jeune âge. J’ai grandi en chantant dans une chorale, je me suis produite quand j’étais enfant puis adolescente, et j’ai continué à chanter parce que j’aimais chanter tout en jouant de la guitare, les deux vont de paire pour moi. Je parle doucement et ma voix est naturellement calme, alors pour ce qui de ma prise de confiance en tant que chanteuse, honnêtement, je pense que j'ai acquis de la puissance vocale lorsque j'essayais de chanter par dessus la batterie dans mes premiers groupes. Je voulais être entendue, alors j’ai dû m’adapter.

Y a-t-il des chanteuses qui sont de références pour toi ?
Tori Amos est l’une de mes voix préférées. Quand j’ai besoin d’un échauffement vocal solide, je chante par dessus ses premiers disques. Pendant des années j’ai aussi été inspirée par les voix de PJ Harvey, Björk, Thom Yorke et Beth Gibbons.

L’album sort sur le label français Icy Cold Records : comment cela est-il arrivé ?
Nous avons contacté Icy Cold Records à leurs débuts, et par chance ils commençaient tout juste à construire leur catalogue de groupes en 2018. J’ai contacté Manic Depression Records ainsi que Jean-Louis Martel qui, bien qu’encore affilié à Manic Depression, venait de lancer son propre label. Je lui ai envoyé "Bind", notre premier album paru en 2019, et il a accepté de nous aider à le sortir. J’étais vraiment excitée à l’idée de pouvoir retravailler avec Jean-Louis et sortir notre deuxième LP sur Icy Cold Records. Nous leur sommes très reconnaissants d’avoir permis à notre musique d'atteindre un public plus large en plus d’avoir pressé notre vinyle, ce qui est de plus en plus difficile à faire.

Quelle est votre popularité en Europe d’ailleurs ?
Je pense qu’il y a encore beaucoup de gens qui ne nous ont toujours pas découverts en Europe et même au-delà. Nous n’avons pas pu nous développer autant que je l’espérais après la sortie de notre premier album en raison de la pandémie. Comme tant d’autres, nous avons manqué des opportunités passionnantes à cause de cet événement. Ça a été difficile de continuer, mais la réponse à "Bloom Decay" depuis sa sortie est encourageante. C’est un peu comme si nous pouvions reprendre là où nous nous étions arrêtés pour continuer à nous développer.

Quels sont tes projets à venir pour Darkswoon maintenant que l'album est sorti ?
Nous espérons partir en tournée en 2023 et j’espère également commencer à écrire le prochain album cet automne et cet hiver, bien que nous n’ayons pas de calendrier concret. Mieux vaut laisser cela se produire de manière organique. Personnellement, je termine en ce moment un diplôme en composition musicale pour le cinéma et la télévision, ce qui m'occupe bien. J’ai aussi quelques projets de composition et de supervision musicale à venir, mais Darkswoon reste le principal exutoire créatif pour ma musique. Cela m’a déjà apporté de nombreuses expériences positives que je n’aurais jamais soupçonnées. J’ai hâte de voir ce que nous pouvons faire de plus avec ce projet et où il nous mènera ensuite.