Black Egg

Interview réalisée par Christophe Labussière

Photos Sébastien - Faits Divers/Éric - Mmp

Il y a ceux qui font, et ceux qui essaient de faire. Ceux qui font, sans ne jamais rien demander à personne, et ceux qui font toujours semblant, en le faisant savoir à tout le monde. Il y a les artistes talentueux, et ceux qui ont rêvé de l'être. Il y a les discrets et les bruyants.

Norma Loy est un groupe essentiel, un groupe d'une importance évidente, incontestable. Pour la scène française, pour les années 80, pour l'indépendance, l'underground, l'art. Que leur carrière ait été confidentielle ou pas ne change rien. Là où d'autres ont aussi juste laissé leur empreinte, Norma Loy a durablement marqué son époque, K7 après K7, album après album. Aucune erreur. Pas une seule faute de goût. Une intégrité exemplaire. Des choix parfois obtus, parfois osés, une démarche toujours risquée, mais toujours aboutie.

Usher était l'un des deux cerveaux de cette entité bicéphale qu'était Norma Loy. Depuis, s'il a continué à travailler avec Chelsea pour le projet NL2, il a d'abord réalisé de son côté trois albums de Die Puppe, puis trois de Black Egg. Un premier paru en 2014, et deux qui sortent simultanément ce mois-ci.

Avec Black Egg, Usher remet tout à niveau. Ce qui n'était que réglage avec Die Puppe va devenir avec Black Egg une nouvelle référence. Black Egg est comme l'extension de Norma Loy, Usher y est tout aussi entouré, mais bien plus solitaire. Ce qui anime aujourd'hui Usher est de la même essence que ce qui l'animait il y a trente ans, parce que nous sommes aujourd'hui faits du même sang qu'hier.

À l’époque de Norma Loy, votre démarche était très artistique, pluridisciplinaire, comme si Norma Loy n'était qu'un élément d'un projet plus complet, ou alors en était la manifestation la plus visible. Plus de 30 ans plus tard, comment tu te positionnes dans ta nouvelle démarche artistique ?
Ma démarche est toujours la même et toujours pluridisciplinaire, en ce sens Black Egg est un collectif international, un prolongement logique de ce qui fut l’entité Norma Loy/CPM. Il y a des vidéastes (Sébastien Faits Divers, Marie Noir), des photographes (Eric Mmp, Mimi Gall) des graphistes (Karim Gabou, Wladd Muta), plusieurs labels, des acteurs et tout un ensemble de musiciens, de chanteuses (Corina Nenuphar, Vera Vera) et de techniciens. En ce sens c’est véritablement un projet de groupe, alors que dans Norma Loy c’étaient souvent les mêmes qui cumulaient toutes les fonctions.
La seule dimension qui nous manque pour l’instant, c’est la scène, mais nous allons bientôt remédier à ce problème.

J’ai toujours trouvé l'évolution de Norma Loy très cohérente et toujours réussie, jusqu'au dernier album "Un/Real" que j'aime beaucoup. En ce qui te concerne, aimes-tu tous les disques que vous avez réalisés ?
Je les aime tous, oui.

Si tu devais n’en conseiller qu'un seul à quelqu'un qui ne connait pas Norma Loy, ce serait lequel ?
Je pense que je conseillerais les seuls que j’écoute encore, « Sacrifice » et bien sûr « Un/Real ».

Si aujourd’hui quelqu'un te demandait de parler de Norma Loy, qu'est ce que tu lui en dirais ?
Que c’est un passé glorieux que je n’ai pas oublié, mais que je suis tourné vers l’avenir et surtout le présent.

D’ailleurs où en es-tu avec Norma Loy ?
J’ai mis un terme à Norma Loy en 2010, après quelques concerts à Bruxelles, Genève, Turin et Paris. Nous avons ensuite, Chelsea et moi, tenté une expérience de scène à la Suicide sous le nom de NL2. Je prépare quelque chose pour l’année prochaine avec lui.

Le deuxième morceau de ton dernier album est une reprise (magnifique !) du titre (magnifique !) de Norma Loy, "We Shall Win". Pourquoi ce choix ?
Pour moi « We Shall Win » n’est pas vraiment une reprise, c’est un titre que je porte en moi depuis longtemps et son message me semble propice à notre époque où la vie est un combat, pour chacun.

Je trouve que ce titre arrive tôt sur le disque, d’autant qu'il est suivi par une reprise de Nico et ensuite, pas très loin, par une reprise de Fad Gadget. C'est rare de trouver trois reprises aussi rapidement sur un album, je trouve que ça donne l'impression, pour le démarrage du disque, qu'il est décousu, comme si la création avait été difficile. Tu as écrit ce disque sur une longue période ?
S’agissant de l’ordre de titres, il me semble au contraire très logique, cohérent, allant vers de plus en plus d’intimité et de profondeur, jusqu’au dernier titre pirouette à l’esprit apparemment glam. En ce sens les reprises sont, bien sûr, moins intimes et personnelles et donc arrivent plus tôt.
Cet album a été écrit sur une période très courte, allant de l’écriture de « Youngmen » quelques jours après le décès de mon père le 29 octobre 2014, au mois de mai 2015.

Je ne suis pas très fan de la reprise de Nico. J'ai lu que c'est ta fille qui la chantait, d'ailleurs ma fille qui aime beaucoup l'album, aime en particulier ce morceau. Pourquoi ce choix de la faire chanter ? Quel âge a-t-elle ?
Ma fille Lily-Rose a 9 ans ½, c’est elle qui chante le « Petit Chevalier ». Elle l’avait chanté à 6 ans sur scène avec aPPareil. Il m’a semblé là encore cohérent de faire chanter ma fille comme Nico fit chanter son fils. En fait je n’ai jamais imaginé personne d’autre pour ce titre, ça m’est apparu comme une évidence. Je me suis aperçu en effet que les « jeunes » aimaient particulièrement cette version.
Certaines personnes sont parfois surprises par l’arrangement que nous avons fait, mais il emporte généralement l’adhésion. En réalité tu es la première personne à ne pas aimer cette reprise.
C’est une chanson sur l’enfance et ses erreurs créatives, où tout est encore possible.
« Cet album est beaucoup plus personnel de par les thèmes explorés et aussi la forme minimale voix et instrument acoustique. Toutefois Black Egg reste un groupe même si ce projet précis est atypique. »

Quels sont les autres invités sur le disque ? Le titre "King" est splendide.
Sur cet album Black Egg était constitué de Sébastien Faits divers (guitare, basse, violon, mix) qui a réalisé certains arrangements, Corina Nenuphar l’ex-chanteuse Autrichienne de Ghost Actor et chanteuse habituelle de Black Egg qui chante sur « King », et donc moi-même à la voix et aux claviers. Il y a eu d’autres invités tels que le guitariste Thomas Brunaux qui joue avec Normotone, et Melanoboy sur un titre. « King » est une allégorie autour de « True Detective » (saison 1 !).

Black Egg est un projet en apparence plus égocentré, il y essentiellement tes mélodies et ta voix. Tu travailles seul ?
Je pense que ta perception est un peu faussée. Black Egg est un projet que j’oriente c’est vrai, mais je n’y suis pas seul. En revanche j’y suis libre complètement, musique, paroles, atmosphère. Mais je reste très ouvert aux apports extérieurs même si je pense qu’on ne doit pas être plus de deux pour donner l’orientation ou le mixage final d’un titre. J’ai vécu le mixage à quatre ou cinq : un calvaire, pour un résultat toujours insatisfaisant.
Tu sais au fond tu n'as pas tort : cet album est beaucoup plus personnel de par les thèmes explorés et aussi la forme minimale voix et instrument acoustique. Toutefois Black Egg reste un groupe même si ce projet précis est atypique.

Ta façon de travailler n’a pas changé avec le temps ?
Non, j’ai toujours composé les musiques seul, mais l’évolution de la technologie a modifié certaines choses, comme par exemple le fait de ne plus répéter à cinq ou six, et donc de ne plus avoir nécessairement besoin de la présence de cinq ou six personnes en même temps pour créer un titre. Et puis bien sûr je peux produire la musique chez moi sans recourir à un studio onéreux avec un ingénieur du son comme c’était le cas à l’époque. Les choses vont plus vite et on peut aller plus loin dans le contrôle.



Ta voix me rappelle constamment Norma Loy. Tu chantais sur beaucoup de titres de Norma Loy ?
Non. Seulement quelques backing vocals, souvent couverts par Chelsea !

Comment tu expliques ça ? La substance de Norma Loy est omniprésente, même la voix de Chelsea se retrouve dans ton chant ? Black Egg serait une sorte de continuité de Norma Loy ? Volontaire ou involontaire ? Consciente ou inconsciente ?
La voix de Chelsea est plus puissante et plus chaude que la mienne, plus fragile et plus froide. C’est sans doute l’intention que j’y mets qui te donne cette impression. Sinon oui, Black Egg est au fond une continuation de Norma Loy, l’exploration des mêmes thèmes, des préoccupations semblables. Et c’est pour signifier cela que nous avons repris « Romance » et « We Shall Win ».

Le premier album de Black Egg était plus électronique, plus synthétique. Sur le dernier il y a toi et ta guitare, pourquoi ce choix de faire quelque chose de si épuré ?
Cet album est en effet très particulier. J’avais sorti le EP « Brotherhood » de Black Egg qui lui aussi présentait ce côté « acoustique » très prononcé, déjà avec Sébastien. C’est alors que Pedro, du label Unknown Pleasures Records (UPR) m’a demandé d’écrire un « album acoustique ». Sur le coup je lui ai ri au nez, je travaillais alors sur un autre album de Black Egg, « Melancolia » davantage dans la lignée de « Legacy ». Et puis ça s’est imposé à moi, notamment suite à des deuils successifs auxquels j’ai été confronté. Cette forme épurée s’est imposée à moi.
Mais pour être précis, ça n’est pas moi et ma guitare, c’est Sébastien Faits Divers et Thomas Brunaux qui jouent les parties de guitare sur l’album. Sébastien, comme je l’ai dit, a aussi arrangé certains titres comme « We Shall Win » et « Sigils », et mixé l’ensemble. Donc, même si j’ai écrit tout ces titres, le travail a souvent été entre lui et moi.

Et pourquoi sortir ces deux disques de façon quasi simultanée ?
Il était prévu que « Melencolia » sorte en décembre 2014 ou janvier 2015. Mais il y a eu un énorme retard à la fabrication si bien que l'album n'est sorti qu'en septembre 2015. La même semaine que « Songs of Death and Deception » qui était un CD et donc une fabrication beaucoup plus rapide. Mais ça n'était nullement intentionnel et, en terme de promo, pas très habile.... Ca n'est qu'après qu'on ait fini « Melancolia » que j'ai travaillé sur cet album "acoustique" qui, au départ, ne devait être qu'un EP d'ailleurs...

Tu as travaillé de façon différente sur ces deux disques ?
Sur « Songs of Death and Deception » j'ai fait beaucoup de choses en circuit restreint, c'est-à-dire seul avec Seb, ou avec Thomas, ou seul tout court. Sur « Melencolia » l'ambiance est plus électronique, industrielle parfois et j'ai travaillé avec Sébastien, Normotone, Peter Render et Corina Nenuphar. Ce fut vraiment un travail collectif, il y a très peu de titres que j'ai faits seul dans « Melencolia ».

Je reviens sur les reprises. Pourquoi Fad Gadget ? Pourquoi Frank Tovey ?
J’ai écouté « Back To Nature » à sa sortie et ce titre m’a toujours obsédé. J’adorais Frank Tovey, le côté radical de sa démarche sur scène, le côté minimal en studio et cette voix incroyable. Le Fad Gadget du début a vraiment participé à l’élaboration de mon univers sonore.

Ce qui m’impressionne vraiment avec ce disque c'est qu'avec "peu de choses", cette guitare, ce rare piano, et cette voix, tu parviens à créer quelque chose de riche, de profond et d'intense, parfois même d'"industriel", comme pour le titre "Invisible", alors que tu n'en utilises pourtant aucun des éléments, que tu n'en respectes aucun des codes. Comment tu expliques ça ?
Oui c’est vrai, je ne respecte pas les codes parce que mes références sont autres, la plupart du temps. On cite souvent des noms à propos de Black Egg mais ils ne me disent rien. On a parlé de dark folk pour certains titres de cet album, mais ça ne m’est jamais venu à l’idée et ça ne m’a pas inspiré, je n’en ai quasiment jamais écouté, et surtout je pense que mes racines sont antérieures à tout cela et souvent complètement remodelées.
De même lorsque je chante une chanson à la guitare ou au piano, on me dit que c’est froid, dur, industriel même. Je pense que c’est parce que cet esprit 80 indus, TG, Norma Loy, Fad Gadget, m’imprègne profondément, j’y ai participé et façonné en partie, et au fond il fait partie de mon être et ça s’entend. Quoi que je fasse.

Tu serais prêt à le présenter sur scène, en live ?
Nous sommes prêts à présenter ce projet en live, notamment avec les versions acoustiques.

Tu as quelque chose en vue de ce côté-là ?
Il n’y a rien encore de planifié, mais on m’a demandé des concerts de Black Egg à Vienne, Berlin et Düsseldorf. Je pense que nous ferons nos premiers pas de ce côté-là.